Cadeau de Noël : brevetez une machine à voyager dans le temps

Et dire que ça fait un an que mes différents brouillons de billets sont en attente ! Tellement de temps que tout le monde a sans doute oublié que ce blog existait (avec seulement quatre ou cinq lecteurs en période de pointe, ça va vite !). Du coup je suis obligé de monter en gamme avec un cadeau de Noël pas comme les autres pour tenter de vous faire revenir (parce que les lacets de chaussure, j’ai bien compris que ce n’était pas votre truc).

Alors cette année je vous propose de déposer un brevet pour une machine à voyager dans le temps. Vous savez (ou pas) qu’il n’est pas obligatoire d’avoir une invention qui fonctionne pour déposer un brevet. Toutefois, n’ayez aucune inquiétude, il s’agit bien d’une machine à voyager dans le temps tout à fait fonctionnelle. D’ailleurs, pour faire sérieux, il y aura même quelques formules mathématiques.

Tout d’abord, entendons-nous bien sur le terme « voyager dans le temps ». Je sais que, pour vous, ce billet sent l’arnaque à plein nez, mais je pense que vous serez séduits par la définition qui va suivre. Voyager, c’est changer de position spatio-temporelle : le point d’arrivée et le point de départ son géographiquement et temporellement différents. Voyager dans le temps, vers le futur par exemple, c’est donc partir d’une position particulière à un moment particulier pour se retrouver à une position éventuellement différente, et plus tard dans le temps.

Maintenant tenez-vous bien car vous allez voyager dans le futur : une minute dans le futur pour être précis. Ce voyage ne va rien vous couter, sinon un peu de patience. Êtes-vous prêts ? Regardez fixement l’écran pendant une minute, c’est la durée du voyage. Une fois la minute écoulée, vous serez une minute plus tard dans le futur ! Arf, ça y est, vous vous sentez arnaqués alors que l’explication ne fait que commencer… Je voulais juste vous faire remarquer qu’à tout instant, nous voyageons tous dans le temps, vers le futur en particulier. Mais pour qu’on soit tous d’accord pour considérer ça comme un voyage dans le temps au sens commun du terme, il faudrait qu’on soit seul à voyager vers le futur, c’est-à-dire indépendamment de tout ce qui nous entoure. Par exemple, un voyage d’une heure qui nous emmènerait non pas une heure dans le futur, mais une année dans le futur. On s’enferme une heure dans la machine et quand on en sort, une année s’est écoulée pour le reste du monde. Ça vous semble mieux comme définition de voyage dans le temps ?

Parfait, voyons comment réaliser cela. Considérons une voiture (choisissez-en une qui ait de la gueule !) qui se déplace sur une route en ligne droite. Comme on veut comparer le temps qui s’écoule pour le voyageur par rapport au reste du monde, il nous faut un chien dans la voiture qui sera notre voyageur temporel, et un vieillard au regard fou sur le bas côté pour représenter le reste du monde. Comme la voiture va voyager dans le temps, il nous faut un convecteur temporel un moyen de mesurer le temps. Pour cela, on va se fabriquer notre propre chronomètre (que vous pourrez breveter aussi si personne ne l’a déjà fait). On va compter le temps qui passe par un dispositif fait de deux miroirs parallèles se faisant face, et séparés l’un l’autre d’une distance que nous noterons $d$. Les miroirs sont parfaitement parallèles, et parfaitement réfléchissants. De la lumière y est piégée et fait l’aller-retour sans arrêt (tic-tac). Comme on connait la vitesse de la lumière ($c=299,792,458,mathrm{m/s}$), il n’y a qu’à trouver la distance qu’elle parcours dans le dispositif pour mesurer la durée d’un tic-tac.

Nous allons voir que cette distance n’est pas la même selon qu’on se place du point de vue du chien ou du vieillard au regard fou. L’image ci-dessous illustre ces deux points de vue.

Notre chronomètre (vu par le chien à gauche, par le vieillard au regard fou à droite).

Notre chronomètre (vu par le chien à gauche, par le vieillard au regard fou à droite).

Pour le chien, qui occupe la voiture, tout ce qui se trouve dans le véhicule est immobile et tout se passe comme si c’était le reste du monde qui bougeait. La distance parcourue par la lumière lors d’un aller-retour dans le dispositif (un tic-tac) est donc facile à calculer : $2d$. La durée du tic-tac dans la voiture, vu par le chien, est donc :

$$t_mathrm{chien}=frac{2d}{c}.$$

Voyons maintenant ce qui est vu par le vieillard au regard fou. Pour lui c’est la voiture qui se déplace à la vitesse $v$. Les miroirs situés dans la voiture se déplacent donc eux aussi à cette vitesse. La distance parcourue par la lumière lors d’un aller-retour entre les miroirs est donc un peu plus longue. Notons $t_mathrm{viellard}$ la durée de cet aller-retour vu par le vieillard. Pendant cette durée, la voiture s’est déplacée de $vt_mathrm{vieillard}$ sur la route. La lumière a donc elle aussi parcourue cette distance lors de son aller-retour, en plus de la distance séparant les deux miroirs ($2d$). On serait tenté d’additionner ces deux quantités, mais on aurait tort étant donné que la voiture se déplace transversalement par rapport à la lumière entre les miroirs. Il faut donc avoir recours au théorème de Pythagore :

$$l=sqrt{4d^2+v^2t_mathrm{vieillard}^2}.$$

Maintenant qu’on a la distance, on peut trouver la durée du tic-tac vu depuis l’extérieur de la voiture, donc telle qu’elle est perçue par la vieillard au regard fou :

$$t_mathrm{vieillard}=frac l c=frac{sqrt{4d^2+v^2t_mathrm{vieillard}^2}}{c}.$$

En résolvant pour $t_mathrm{vieillard}$ positif et $v < c$ (ça doit vous rappeler quelque chose), on obtient :

$$t_mathrm{vieillard}=frac{2d}{sqrt{c^2-v^2}}=gammafrac{2d}{c}.$$

En identifiant $ct_mathrm{chien}$ dans la relation précédente, on obtient :

$$t_mathrm{vieillard}=gamma t_mathrm{chien}.$$

Or, $c^2geq c^2-v^2$, donc $cgeq sqrt{c^2-v^2}$ et donc $gamma=c/sqrt{c^2-v^2}geq 1$. On obtient en définitive $t_mathrm{vieillard}geq t_mathrm{chien}$. Bingo ! Il s’écoule plus de temps du côté du vieillard que du côté du chien et ce dernier est donc bien en train de voyager dans le futur du vieillard.

Pour savoir à quelle vitesse doit se déplacer la voiture pour qu’un voyage d’une heure la fasse aller une année dans le futur du vieillard, il faut résoudre l’équation précédente pour $v$ positif :

$$v=csqrt{1-frac{t_mathrm{chien}^2}{t_mathrm{vieillard}^2}}.$$

L’application numérique donne $98,989,%$ de la vitesse de la lumière. À cette vitesse, la voiture aura donc parcouru pratiquement une année lumière en ligne droite et ne sera donc plus vraiment sur la planète, ni même dans le système solaire… Mais il y a plus grave, en apparence en tout cas.

En effet, vous vous demandez peut-être pourquoi j’ai fait le choix arbitraire de placer le chronomètre avec le chien, dans la voiture, plutôt qu’avec le vieillard. C’est d’autant plus perturbant que si on déplace effectivement le chronomètre, alors la situation s’inverse. La durée du tic-tac pour le vieillard au regard fou devient $2d/c$ et celle du chien $2dgamma /c$ : en somme, le vieillard a l’impression de voir le chien voyager dans le futur et réciproquement. Bien entendu, soit personne ne voyage dans le futur de l’autre, soit un seul, mais certainement pas les deux à la fois, d’où un apparent paradoxe, connu dans la littérature sous le nom « paradoxe de Langevin ». La réalité est que ce paradoxe n’en est pas un. En effet, si la voiture a toujours avancé à la vitesse $v$ et qu’elle continue à le faire indéfiniment, alors le vieillard et le chien ne sont jamais ensemble (dans le même référentiel) et le fait de dire que l’un a voyagé dans le futur de l’autre n’a pas de sens. Pour que ça en ait un, il faut que le voyage du chien ait un début et une fin, autrement dit que le chien quitte le référentiel du vieillard en accélérant, puis y revienne en décélérant. Dès lors, la situation n’est plus du tout symétrique entre le chien et le vieillard car ce dernier ne ressent pas les accélérations de la voiture : et ça fait toute la différence ! En vulgarisant beaucoup, le chien se rend compte immédiatement de ses accélérations, mais ce n’est pas le cas du vieillard. En effet, les vitesses mises en jeu impliquent que le vieillard va mettre très longtemps à se rendre compte que quelque chose s’est passé, à savoir que la voiture a accéléré, suffisamment pour continuer à vieillir pendant une durée considérable et c’est cela qui entérine le décalage temporel. Je sais que cette justification peut vous paraitre légère, mais c’est pourtant la réalité. Malheureusement, expliquer ce qu’il se passe de façon plus rigoureuse fait appel à des outils mathématiques qui dépassent le cadre de ce billet (par exemple, un bon point de départ sont les diagrammes de Minkowski).

Un autre problème qui lui, est bien réel, est l’impossibilité d’utiliser cette méthode pour faire un voyage dans le passé. Pas de la façon dont on le conçoit en tout cas, à savoir s’enfermer une heure dans une machine et en sortir, par exemple, une année plus tôt. Non, si vous embarquez dans la voiture pour un voyage vers le futur, il n’y aura pas de retour possible. Contrairement au paradoxe de Langevin, il est cette fois-ci assez simple de comprendre pourquoi. Le voyage dans le futur est obtenu en ralentissant le temps à bord de la voiture de sorte qu’elle se retrouve contemporaine de l’avenir du reste du monde. À contrario, on peut dire que le reste du monde est maintenant contemporain d’une version passée de la voiture, dans le sens où elle est plus jeune que l’âge qu’elle aurait eu si elle n’avait pas voyagé dans le temps. En d’autres termes, on pourrait voyager dans le passé en imaginant un moyen de vieillir plus vite que le reste du monde. Mais le monde continuerait de vieillir quand même, de sorte qu’on ne pourrait pas voyager dans un passé déjà écoulé au moment du départ.

Malgré tout, je trouve cela satisfaisant. En effet, on ne risque pas de créer de paradoxe temporel en voyageant dans le futur. Aussi, je trouve rassurant que les lois de la physique ne l’empêchent pas. Par contre, voyager dans le passé sera vraisemblablement systématiquement source de paradoxes temporels et le fait que ce soit a priori impossible me semble finalement logique. Mais bon, la physique n’a pas dit son dernier mot à ce sujet ! En attendant, joyeux Noël à tous !

Les commentaires sont fermés.

Catégories
Bookmarks