Message pour Mme Fisher

une courbe fractale

Il commence à y avoir longtemps de cela (dix ans… ben oui), j’étais en première année de classe préparatoire maths-physique (le fameux MPSI). Nous étions en plein cours de maths avec Mme Fisher, à discuter des propriétés des espaces vectoriels (oui ça va être un billet un peu chiant, mais à titre de rappel vulgarisé, le monde dans lequel nous vivons est un espace vectoriel parce qu’on peut en repérer chaque point sur une carte) et en particulier sur leur dimension (il faut trois coordonnées pour repérer un point donc nous sommes en dimension 3). Il faut savoir que les projets TIPE avaient débuté. Je faisais le mien sur les trous noir1 B), mais certains de mes camarades avaient choisi les courbes fractales. Et voilà donc qu’ils avaient lu des articles parlant d’espaces fractales de dimension non entière (donc il faudrait par exemple 1,4 coordonnées pour repérer un point dans cet espace !).

Forcément il avait fallu qu’ils la ramènent et s’étonnent de trouver en cours une définition qui ne pouvait attribuer à la dimension que des valeurs entières : nombre minimal de coordonnées pour repérer un point. Mme Fisher avait alors répondu que nous étions trop jeunes pour comprendre la réponse à ce problème. Un frisson avait alors parcouru mes camarades : ils étaient bien embarqués avec leur sujet TIPE. Depuis, une partie de mon inconscient, certes vexé par cette remarque, a mémorisé la chose suivante : dimension non entière – fractale. Un jour je saurai, quitte à y consacrer mes années de retraite.

Beaucoup plus tard, j’ai vaguement entendu parler de dérivation non entière, au cours d’une recherche sur Internet. Je connais la dérivation et son opération réciproque, l’intégration, mais là encore impossible de me représenter ce qu’un ordre de dérivation non entier pourrait bien signifier. Pour vous donner une idée, dériver la position d’un objet à l’ordre 1, c’est calculer sa vitesse : en 1h il s’est déplacé de 1km donc sa vitesse est 1km/h. À l’ordre 2, c’est calculer son accélération : la première heure il s’est déplacé à 1km/h, et l’heure suivante à 2km/h, il a donc accéléré de 1km/h2. L’intégration c’est donc l’opération réciproque: retrouver la position à partir d’un profil de vitesse : je me déplace à 1km/h, donc en une heure je me suis déplacé de 1km par rapport à mon point de départ. J’ai eu une accélération de 1km/h2, donc la deuxième heure j’allais 1km/h plus vite que la première, j’ai donc parcouru 3km en tout depuis mon point de départ. C’est l’intégration d’ordre 2. Bref, ça voudrait dire quoi dériver ou intégrer avec un ordre non entier ? Qu’y a-t-il entre position et vitesse ? Paf, un nouveau mot dans ma liste de choses à élucider : qu’est-ce donc qu’une dérivation non entière ?

Alain Oustaloup

Et puis la journée d’hier est arrivée. Paméla me rappelle qu’il y a une conférence d’un certain Alain Oustaloup, professeur à Bordeaux, qui vient nous parler de récursivité, de dérivation non entière et de fractales. Mon sang ne fait qu’un tour : je vais peut-être bien savoir, enfin ! Et sans avoir à chercher moi-même en plus, on vient me l’expliquer. En plus j’ai l’intuition que ça va parler de dimensions non entières. Ben oui parce que la dérivation à un ordre non entier, c’est suffisamment bizarre pour que si les fractales y sont liées alors c’est que les dimensions non entières, un concept tout autant bizarre, le sont aussi.

Alors voilà. Je ne peux pas vraiment aborder tout ça dans ce billet, mais sachez que je le sais maintenant. Pour faire court, ce type a fait ce qu’on fait tout le temps. On cherche une définition plus générale que celle dont on dispose, et qui n’a éventuellement rien à voir avec elle, mais qui l’admet comme cas particulier. Ensuite, une fois qu’on a cette définition, on regarde si on peut en faire quelque chose d’intéressant. Si oui alors c’est que la nature a l’air d’avoir choisi la même, sinon c’est qu’on doit pouvoir trouver mieux.

Donc un espace de dimension 1,4, c’est une ligne repliée sur elle même de façon récursive de sorte qu’à force de la replier à l’infini elle finisse par recouvrir complètement une surface, mais si on s’arrête avant (et il faut bien s’arrêter un jour) alors la surface a encore des trous et la deuxième dimension n’est pas complète : 1 (la ligne)+0,4 (le repliement). Pour la dérivation c’est un peu plus compliqué à expliquer. Alors je vous propose de vous filer mes notes de conférence (3 pages). Demandez moi.

Mme Fisher, voilà, j’ai vieilli, je sais. Je suis loin d’être devenu un spécialiste de ce genre de chose, mais au moins j’ai une idée de ce dont il retourne, et cette idée m’a même ouvert quelques perspectives en ce qui concerne mon travail de recherche : ben oui, les réseaux de neurones, il y a un peu de fractalité quand on y réfléchit bien… Alors en somme, merci beaucoup Alain pour cette conférence remarquable de clarté et de pédagogie et qui m’a enfin permis de rayer quelques lignes de ma liste des mystères de ce monde.

1. En première année, le projet TIPE sert d’entrainement à celui que l’on fait en seconde année et que l’on doit soutenir en concours. J’avais alors choisi l’effet Zeeman. Quoi vous vous en fichez ? C’est pas moi qui vous ai demandé de lire cette note ! LOL

2 réponses à “Message pour Mme Fisher”

  • Laurent:

    Nous en avons parlé avec Pam à midi, ça devait être très intéressant hier (notamment le 2,3). Malheureusement l’A86 à occupé tout mon après midi (snif…)
    PS: Je veux bien jeter un coup d’oeil à tes notes !!

  • Yobe:

    Pas de problème, elles sont au labo.

    J’ai quand même oublié de donner une dimension (lol) pratique à ce billet, en donnant des exemples concrets: l’interface air-poumon a une dimension de 2,97, c’est-à-dire que c’est très très proche d’un volume (ça c’est ce qui s’appelle optimiser la surface d’échange !).
    D’un point de vue plus technologique, construire un filtre RC-gamma en cascade de dimension 2,3 permet de briser le compromis bien connu entre stabilité-précision: c’est-à-dire qu’on peut optimiser les deux séparément.

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